EDOUARD PHILIPPE UN INCONNU QUI FAIT SON CHEMIN

« Edouard qui ? »

C’est certainement la question qui sortait de la bouche de bon nombre d’entre nous lors des rumeurs de sa nomination (puis confirmée) à Matignon en mai 2017. 
On avait connu déjà un Edouard Premier Ministre, mais c’était en 1995, donc je vous demande de vous taire ! (*).
Certains, fins observateurs de la vie politique le connaissaient déjà en tant que maire d’une grande ville (Le Havre), d’autres l’avaient regardé notamment dans « On n’est pas couché » sur France 2 ou il avait été invité plusieurs fois, certainement pour des raisons d’affinités locales par Laurent Ruquier, l’ex gamin de la « Porte Océane » quartier populaire du Havre, devenu animateur vedette du PAF….
Lui c’est Edouard Philippe, 47 ans, député-maire (Les Républicains) qui accédait donc à l’Hôtel Matignon pour succéder à un autre Normand (d’adoption), Bernard Cazeneuve. Le nouveau locataire des lieux n’avait jamais été ministre auparavant tout comme Jean-Marc Ayrault 5 ans plus tôt mais là s’arrête la comparaison.
Formé à l’ENA comme bon nombre d’hommes politiques, ce grand gaillard de 1m94 est indéniablement rompu à tous les rouages de l’appareil d’Etat, mais ce côté technocrate souvent vilipendé par les détracteurs de la prestigieuse Ecole a été compensé par un passage dans le privé et surtout par l’exercice de mandats locaux depuis une dizaine d’années : conseiller général, conseiller régional, Député et bien sûr Maire……
Né en 1970 à Rouen (la grande rivale du Havre) dans une famille de professeurs de Français, le petit Edouard est le digne descendant de la méritocratie française : issus d’une lignée de dockers du Havre qui avaient plutôt la tripe Communiste, ses parents se sont élevés dans l’échelle sociale, son père devenant même directeur du lycée français de Bonn dans lequel l’actuel Premier ministre passera son bac, après des études secondaires dans la banlieue de sa ville natale….
Puis, il intègre Sciences Po Paris où il rencontre Jérôme Guedj, futur président PS du Conseil général de l’Essonne. Les deux hommes sympathisent à l’époque et sont toujours restés amis malgré des divergences politiques notables. Ils révisent ensemble le concours d’entrée à l’ENA dans le bureau de Jean-Luc Mélenchon, dont Guedj est l’assistant parlementaire au Sénat.
Edouard Philippe sortira de l’ENA en 1997 et entame alors une carrière de Conseiller d’Etat, spécialisé dans les marchés publics.
Au niveau politique, il est d’abord tenté par le Rocardisme mais arbore plutôt un « rose » très pale. « Non, Edouard n’a jamais été de gauche, mais il a été attiré par la personnalité de Michel Rocard, favorable à une ouverture avec les centristes » affirme Jérôme Guedj.
Rapidement, il rejoint les rangs de la Droite et travaille avec celui qui sera son nouveau mentor : Alain Juppé pour plancher sur la création de l’UMP, mouvement fédérateur des ex-RPR et UDF issu de la victoire de la Droite aux législatives de 2002.
L’année précédente, soucieux d’un ancrage local indispensable pour mener une carrière politique, il atterrit au Havre, se trouvant au passage un autre mentor : l’ancien ministre Antoine Rufenacht, issu d’une famille de riches armateurs Havrais qui a ravi la mairie au Parti Communiste en 1995 après plusieurs tentatives infructueuses…
Le Havre…ancienne plus grande ville Communiste de France, ville la plus peuplée de Normandie mais en proie à l’époque à de douloureux changements économiques : la fermeture des Ateliers et Chantiers Navals, la disparition d’entreprises traditionnelles qui entraîneront une diminution sensible de la population (passant sous la barre des 200 000 habitants pour en atteindre aujourd’hui 175 000) et surtout un taux de chômage supérieur à la moyenne nationale.
Sans parler de l’avenir même du deuxième port de France condamné à se transformer s’il ne veut pas décrocher inexorablement…
Rufenacht décide de sortir la cité de son déclin en lançant d’ambitieux projets avec les autorités locales (la Chambre de Commerce) : le Pont de Normandie afin de désenclaver le Pays de Caux du reste de la région et surtout le projet Port 2000 dont le dessein est de moderniser l’activité portuaire… 
Il devient son adjoint aux affaires juridiques puis Il poursuit sa « marelle électorale » en devenant Conseiller général en 2004 et enfin conseiller régional de Haute-Normandie. 
Il intègre en 2007, le cabinet d’Alain Juppé au ministère de l’Ecologie (1Er gouvernement Fillon, 2007) mais la défaite surprise de son patron aux législatives l’oblige à quitter ses fonctions et de rejoindre le groupe AREVA où il occupera le poste de directeur des Affaires publiques. Il sera également par intermittence avocat (que les anciens élèves de l’ENA peuvent exercer au vu de l’équivalence des diplômes).
En 2010, il succède à Antoine Rufenacht à la mairie du Havre après la démission de ce dernier. Il confiait récemment que c’est cette fonction de magistrat municipal qui aura été la plus passionnante pour lui. Il devient également Président de l’Agglomération Havraise afin de boucler son ancrage local…
Elu député de Seine Maritime entre 2012 et 2017, Edouard Philippe est plus présent dans sa mairie que sur les bancs du Palais-Bourbon. Lors de la primaire de la Droite, il soutient bien sûr son mentor Juppé (alors que son autre mentor Rufenacht soutient Nicolas Sarkozy, ndlr). Après la défaite du grandissime favori, il soutient bon prince François Fillon mais les déboires bien connus que rencontre « celui qui aurait dû être élu » incite le Havrais à prendre ses distances avec son parti…
Après le triomphe électoral de Macron, des rumeurs persistantes le voit devenir Premier Ministre. Certains imaginaient plutôt des compagnons de route des premiers jours comme Richard Ferrand, député PS sortant du Finistère, ou le sempiternel Centriste François Bayrou, qui par son ralliement au second tour avait probablement amplifié la victoire du jeune président ou encore Jean-Louis Borloo, bien qu’il ait pris sa retraite politique.
Il devient donc Premier Ministre et c’est une première dans l’histoire de la Ve République : un président de la République issu d’un gouvernement socialiste nomme son chef de gouvernement provenant de l’opposition de droite ! Et ce, hors d’un régime de cohabitation comme ceux que l’on avait connu en 1986, 1993 ou 1997.
Certains pourront railler son ralliement à un homme qu’il critiquait comme tant d’autres à Droite en 2016 : « le banquier de chez Rothschild », « celui qui ne s’est frotté au suffrage universel », « beau parleur », etc….
Incontestablement, il a opéré un virage à 180 ° et accède donc à Matignon. Certains à Droite, comme Thierry Solère se réjouissent de sa nomination : « c’est mon meilleur ami à l’assemblée ». Silence gêné dans les rangs des Républicains….
On devine alors qu’Edouard Philippe va jouer le rôle d’appât de nombreux élus LR issus des rangs Juppéiste ainsi que de nombreux Centristes écœurés par le désastre de la Présidentielle (élimination dès le 1 er tour) et tentés par l’aventure Macronnienne, porteuse de renouveau politique…
« Les Macro-Compatibles » menés par Thierry Solère (qui rejoindra LREM) et Franck Riester quittent ou sont exclus du navire Les Républicains pour former leur propre groupe à l’Assemblée afin de soutenir quand bon leur semble la future action du gouvernement…
Le côté insolite de la situation réside dans le fait qu’il va de facto devenir le chef d’une majorité politique (En marche et Modem) dont il ne fait pas partie !
La constitution du gouvernement Philippe I va se caractériser par un suspense inédit dans l’histoire de la Vème république, plusieurs fois différé, de quoi rendre fébrile toutes les rédactions radio, presse et Télévision.
Fin du suspense : le gouvernement comportera des ministres issus de la société civile : comme Jean Michel Blanquer, recteur de l’académie de Créteil à l’Education Nationale, Agnès Buzyn, Médecin au Ministère de la Santé et bien sur Nicolas Hulot qui avait jusqu’à présent décliné le portefeuille de l’Ecologie (sous Chirac, Sarkozy et Hollande). Une belle prise politique !
Outre les « techniciens », les politiques issus de la Droite comme de la Gauche entrent au gouvernement : tel Bruno Le Maire à l’Economie, Gérald Darmanin aux Comptes Publics sans oublier Jean Yves Le Drian qui réussit l’exploit de faire partie du gouvernement sortant mais qui quitte la Défense pour les affaires étrangères. François Bayrou retrouve les ors ministériels qu’il avait quitté vingt ans plus tôt (Gouvernement Juppé) en devenant garde des Sceaux. 
Mais pour peu de temps, car il sera soupçonné d’emplois fictifs au sein du MODEM et préféra quitter le gouvernement pour assurer sa défense et rejoindre sa mairie de Pau qu’il n’avait pas vraiment envie de quitter….
Alors que Gérald Darmanin est exclu des Républicains et que Bruno Le Maire est parti de lui-même pour rejoindre En Marche, le Premier Ministre prend congé du parti mais sans en être vraiment exclu…
La lente constitution du premier gouvernement s’expliquait par le traumatisme causé par les différentes affaires qui avaient secoué le quinquennat Hollande : Cahuzac, Thevenoud et surtout par une investigation poussée du patrimoine des candidats. On constatera que le fidèle Richard Ferrand, devenu lui aussi ministre sera également soupçonné de délit de favoritisme lorsqu’il était à la tête des « Mutuelles de Bretagne » mais il sera blanchi.
Le tandem Macron-Philippe se met donc en marche (sans jeu de mots). 
Le leitmotiv, c’est : réaliser ce que l’on a promis durant la campagne. Les observateurs les plus avisés restent intrigués par ce duo atypique et évitent les procès d’intention que l’on peut faire en pareil cas. 
Edouard Philippe l’inconnu sera-t-il juste le simple collaborateur du jeune président pressé ? On sait sous la Ve république que dans les faits, le Président préside et que le Premier ministre gouverne est un principe établi, la réalité est parfois toute différente. 
On se souvient bien sûr du tandem Sarkozy-Fillion, de Mitterrand-Rocard ou encore de Giscard-Chirac pour constater que les rapports sont parfois rudes voire franchement compliqués….
« Edouard à un fort caractère » note son ami Jérôme Guedj, pas du genre à « être aux ordres ». Courtois, mais pas forcément trop gentil. Sa pratique de la boxe peut faire de lui un redoutable puncheur dans l’arène politique…
Non, le binôme va jouer au partage des rôles. Après tout, les deux hommes savent que le programme de réforme à mettre en place risquent de créer des remous et malgré une écrasante victoire des Marcheurs aux législatives (310 députés), rien n’est joué pour autant. 
Enarques tous les deux, familiarisés avec tous les rouages de la chose publique, ils vont mettre en place une mécanique bien huilée de négociation continue, d’outils imparables pour éviter les enlisements (les ordonnances) et d’une communication de l’action gouvernementale muselée, certainement pour éviter les cafouillages nombreux du quinquennat précédent.
Edouard Philippe l’inconnu fait donc son chemin, est « à la manœuvre » au niveau national pour déminer les dossiers délicats ou ceux qui fâchent (Notre Dame des Landes, les Prisons, La réforme des collectivités, etc…) tandis qu’Emmanuel Macron « brille » au niveau international. 
La popularité des deux hommes n’a jamais pas forcément très élevé mais n’a cependant jamais décrochée malgré le train des réformes qui défile à une vitesse frénétique et qui ne sied pas à tout le monde. La chance du binôme est d’avoir en face une opposition divisée qui peine à exister….
Alors qu’Emmanuel Macron est souvent taxé de « Président des riches » ou « des villes » par ses adversaires, Edouard Philippe est relativement épargné des critiques sinon de son ancien camp politique (les Républicains) qui n’a pas digéré « sa trahison » du printemps dernier.
Ses bonnes prestations télévisées notamment sur France 2 dans lesquelles il apparait comme un personnage rassurant même si son message politique est parfois flou plaide en sa faveur. On se souvient d’un Jean Luc Mélenchon, d’habitude si cogneur devenir presque mièvre à son endroit…..
On cherche chez lui la faille, elle aurait pu être trouvée avec l’histoire de son « vol de retour à 350 000 euros » mais la polémique est montée aussi vite qu’elle est retombée. Alors, peut-être son patrimoine, qu’il tarda naguère à déclarer ou bien sa vie privée ?
L’homme est discret sur celle-ci on sait qu’il est marié et que son épouse, Edith Chabre, travaille à Sciences Po mais demeure totalement inconnue du grand public, ils sont parents de trois enfants et il est peu probable de les voir faire la Une de la presse People.
Il fait le « job », celui d’ailleurs que ses amis d’hier n’avaient pas su ou pu faire…diront certains.
Les réformes comme le statut de l’élu l’amène à des joutes parfois compliquées avec d’anciens compagnons de route, représentant de « l’ancien monde » comme le Président du Sénat, Gérard Larcher dont la détermination à ne pas réformer en profondeur est forte.
Ne parlons pas de la réforme du statut des cheminots, sujet d’actualité brûlant dans laquelle le Premier Ministre va devoir mouiller sa chemise et mettre ses nerfs à rude épreuve face aux organisations syndicales et à la montée de la colère de la base….
Pour l’instant, Edouard Philippe qui confiait de ne pas avoir d’autres ambitions personnelles que la fonction qu’il occupe actuellement. On peut croire ce bûcheur qui avance lentement mais sûrement. En cas d’échec, nul ne sait à présent où il atterrirait : retour dans sa bonne ville du Havre, redevenir avocat ou bien pantoufler dans un grand groupe ou peut être rien de tout ça … ?

(*) Edouard Balladur, Premier Ministre de cohabitation de François Mitterrand (1993-95).

 

Publié le 14/03/2018